Le grand tilleul du jardin allongeait l’ombre de ses branches au-dessus de la table mise et des fauteuils d’osier. Une brise chaude agitait mollement son feuillage. Ce dîner italien pour cette famille française ne ressemblerait à aucun autre.
L’après-midi s’était déroulé autour de la piscine. Ils avaient fait tourner le bébé assis comme un prince sur son cercle de plastic, sa petite bouée orange. Les deux grands frères ne le lâchaient pas des yeux. La mère leur parlait, leur souriait à tous, heureuse de les avoir ainsi autour d’elle, reliés. Le père faisait des petits bruits en claquant l’eau avec ses mains, pour égayer l’enfant. Puis il plongea et emporta la petite bouée, qu’il fit glisser sur l’eau avec d’infinies précautions. Les deux frères, qui entre temps, faisaient le poirier, revinrent capter le sourire du tout petit. Long moment de partage familial. Ils se suivaient dans l’eau en file indienne et c’était touchant puis il se scindèrent en deux groupes. Les parents et le bébé d’un côté, les deux frères qui plongeaient et jouaient à se faire couler l’un l’autre.
Sortant de l’eau, ils allèrent se reposer sur les transats de la grande terrasse au bord du Lac Majeur. Elle était délimitée par des balustres blanches en pierre reconstituée, comme dans les villas et les grands hôtels de cette splendide région du cœur de l’Europe. Ici, à Stresa, on visitait des îles, et le jardin des princes Borromée était magistral. Statues antiques des quatre saisons, obélisques, vasques surmontées de buis, végétation luxuriante de citronniers, orangers, grenadiers, palmiers et ifs taillés en forme de cônes. Hemingway fut un habitué magnifique du grand hôtel éponyme. Tout évoquait ici le luxe, le farniente et la villégiature.
L’après-midi, le père proposa à ses deux fils une séance de ski nautique. Ils avaient loué un Riva fuselé, placé les skis sur les rebords et déplié les cordes. Ils avaient tracé un sillage blanc, plusieurs fois sur le lac calme, pendant que la mère gardait tendrement le petit dernier en son sein. Ils étaient revenus joyeux et volubiles, affamés, heureux d’être une famille unie.
Le soir venu, ils s’étaient retrouvés sous le grand tilleul pour dîner. Le fils prit la parole. Il avait rencontré un certain John, quelques mois auparavant, au détour d’une rue de Paris. Il lui avait demandé de garder un bagage qu’il récupérerait le lendemain, lui glissant une carte de visite avec un numéro de téléphone. Il lui avait dit en quelques mots essoufflés qu’il avait un train à prendre gare de Lyon et n’avait pas le temps de déposer cette valise chez lui.
- Si vous habitez le quartier accepteriez-vous de la garder avant de me la restituer demain ?
Après l’avoir tout de même ouverte et fouillée sous ses yeux, le fils aîné avait constaté qu’elle ne contenait que des habits et avait accepté. Tout au long de la soirée, une fois rentré chez lui, il avait regardé sa série Netflix préférée et était passé à autre chose.
- Tu es bien insouciant, et tu manques de prudence, lui dit alors son père.
Le fils répondit qu’il n’avait ressenti aucun danger. Le lendemain il avait simplement téléphoné au numéro sur la carte et une voix, mal réveillée, lui avait donné rendez-vous dans le parc. Il avait rapporté la valise, sans se poser de question. Un jeune homme l’attendait, le même qu’il avait croisé dans sa course. Il l’invita à boire un verre pour le remercier. Il était sympathique. Ils discutèrent un long moment, attablés et curieux de se rencontrer. Il apprit qu’il avait revendu un peu de drogue pour payer ses études d’histoire de l’art à l’Ecole du Louvre ; Il ne lui en avait pas proposé renchérit-il comme pour réhabiliter sommairement cette rencontre vis à vis de sa famille, et il n’y en avait pas dans la valise. Mais comment pouvait-il en être si sûr ? Le fils avait reçu une éducation traditionnelle et respectueuse de principes, notamment celui du travail. Joyeux, avenant et drôle, beau parleur, John l’avait captivé bien que ne répondant pas à ce critère. Il le compara à une rock stars, une personne extrême que l’on remarquait au détour d’une rue, par son physique et son énergie. Elles incarnaient le débordement, l’excès, la puissance et le désordre. On découvrit et idôlatra Elvis ainsi que Mick Jägger dans ces années soixante de libération des moeurs. Dans cette famille, unie et cultivée, on se méfiait des excès et des beaux parleurs qui avaient le don de la séduction et pour les meilleurs un grand panache. L’histoire de Frank Abagnale, qu’ils citaient souvent, en était une bonne illustration.
John était blond aux yeux bleus, un visage d’ange soigné et savait marcher comme les mannequins des podiums. Il était flamboyant, élégant, avec l’allure svelte de l’homme sportif. Son aisance verbale était juste incroyable. Tant d’autres métiers auraient pu être à sa portée ! Pourtant John lui expliqua que l’adrénaline était énorme, quand il se postait devant Passy Buzenval, qu’il voyait les adolescents sortir, et que pour rien au monde il ne serait retourné vers une vie plus honnête. Pour lui, il rendait service, justifiant ses actes par ses propres codes. Etait-ce une caractéristique de cette époque que de tout se permettre, tout se pardonner, d’être dans une insatisfaction permanente et de vouloir gagner de l’argent en produisant le moindre effort ? Le simple fait de risquer la prison, et de déjouer ce risque régulièrement, lui semblait mille fois plus enviable que de passer des heures comme barman ou caissier. Il lui parla des pratiques du milieu, de la parole donnée, des contacts fournisseurs, de la prudence développée pour ne pas se faire prendre par la police.
Il avait par dessus tout une manière unique de raconter ses exploits répréhensibles. Il donnait peu de détails mais savait ménager le suspens. Il ralentissait, accélérait son propos, mettait de la puissance dans la voix, puis chuchotait, changeait de rythme, livrant un récit vivant et captivant pour parler des moments de tension où la police aurait pu faire main basse sur son stock ; tout au long de la soirée le fils voulait parler de lui et son flux de parole remplissait l’air de la terrasse en plein été.
Le père n’en croyait pas ses oreilles et pensait que son fils, avec une telle attitude, courrait de graves dangers dans la vie. Il le lui dit. Il lui fit remarquer que ce genre de personne était une mauvaise fréquentation. Il le savait bien évidemment. Le jeune frère de son côté s’impatientait car il aurait préféré que la conversation s’orientât vers le ski nautique ou le foot. La mère ne disait mot, berçant le bébé qui dormirait bientôt. L’ambiance devenait plus lourde car le père désapprouvait ostensiblement tout cette histoire. Le fils ainé rajouta enfin qu’il avait passé un week-end avec John et un groupe d’amis, la semaine après leur rencontre fortuite. Il révélait cette escapade ce soir, sous le grand tilleul. Au-delà de l’agacement commençait à poindre l’inquiétude face à l’influence de ce John.
- Tu es parti avec cet inconnu pour un week-end …. et quelques amis… rajouta le père.
Ils étaient comment ces amis ?
- Très bien papa, tranquilles.
Le fils parlait vite et voulait encore partager ses impressions et donner des détails supplémentaires. Il leur apprit qu’un des amis de John avait prêté une immense villa au Vésinet et que la soirée avait duré jusque tard dans la nuit.
- Tu vois papa je ne suis pas allé n’importe où. Et puis il ne revend plus.
- Tu le connaissais à peine et vu ce qu’il t’avait raconté je te trouve un peu léger. La morale de ce garçon est pour le moins discutable.
Un long silence s’installa. Ils finirent le repas par une glace délicieusement parfumée au citron que la mère avait rapportée de la meilleure gelateria de Stresa. Ils décidèrent de lancer une partie de rami. La mère installa des boissons et le père commença à battre les cartes. Le bébé venait de s’endormir. L’ambiance familiale avait retrouvé de la sérénité. Ils jouèrent plusieurs manches au cours desquelles, à tour de rôle, chaque joueur étalait sa partie, les autres marquant leurs points en fonction de leur jeu restant. Après deux heures, ils comptèrent. La mère avait gagné. Le père contrarié se leva pour aller fumer un cigare dehors. Le fils aîné le rejoint et la discussion reprit.
- Vous avez organisé d’autres soirées avec ton nouvel ami ?
- Oui rue Faubourg du Temple, papa.
- Ah et où ?
- Tu ne connais pas
- Dis moi tout de même
Secret sur sa vie, le jeune homme ne voulait visiblement rien livrer de plus. Il était depuis toujours beaucoup plus proche de sa mère qui savait écouter sans juger. C’était à elle qu’il racontait ses histoires de cœur avec les filles, ses rivalités, ses difficultés scolaires, ses petits malheurs. Le père préférait entendre les succès, les diplômes, les conquêtes. Il avait été le premier à l’inscrire en compétition de ski nautique et à le féliciter pour sa mention assez-bien au baccalauréat, sans extase démesurée vu le résultat qui selon le père n’était jamais assez bien. Il était comme cela exigeant à l’extrême.
La soirée se prolongea autour d’un verre. La vue des montagnes grises sur la rive de Pallanza était hypnotique. Des cailloux affleuraient dans l’eau verte. Les collines du premier plan écrasaient tout de leur présence, alors qu’au loin les pics se manifestaient en groupe. Rondeurs et pics, scène légèrement et inconsciemment érotique. Dans la famille on était sensible à l’esthétique, car le père grand galeriste parisien, leur avait inculqué le goût de l’art, des paysages et des objets choisis. C’était comme une méditation collective, une respiration familiale harmonieuse, un moment suspendu que tous auraient voulu conserver pour toujours dans leur cœur.
La mère rompit le silence et voulut clarifier la situation mais le fils n’avait plus envie d’évoquer cette histoire. Il l’embrassa tendrement et lui dit de ne pas s’inquiéter. Il préférait l’aider à débarrasser la table. Il était ainsi, proche d’elle, et toujours prêt à passer du temps en cuisine ou à s’occuper du bébé.
Vers minuit on sonna à la porte d’entrée et la mère se leva pour ouvrir. Un jeune homme apparut sur le seuil. Ils échangèrent quelques mots que les autres n’entendaient pas. Elle le fit entrer. Il avança simplement et salua gracieusement tout le monde, vêtu d’un pantalon de lin blanc et d’une chemise poudrée. Lui aussi était en villégiature italienne chez des amis.
- Je vous présente John.
- Vous m’attendiez ? dit-il d’une belle voix grave
C’était pour le moins une surprise. Le père se leva et partit dans la cuisine très contrarié. Il invita le fils ainé à le rejoindre d’un geste discret mais sans équivoque. Lorsqu’ils revinrent, quelques minutes plus tard, il semblait apaisé. Que lui avait-il dit ? Pourquoi tout d’un coup le père devenait-il si prévenant, avenant et souriant ?
John portait un bouquet de fleurs blanches, offrit une bouteille de Chianti, et s’assit tout à son aise. Il dit au jeune frère qu’il avait entendu parler de ses exploits sportifs et ce dernier en fut ravi et flatté. Il vanta ensuite le gout exquis de la mère et la réussite financière du père, avec l’aisance fluide d’une excellente éducation. La soirée se prolongea jusque tard dans la nuit et John n’était pas avare d’anecdotes sur la vie des artistes-peintres. Le père était enchanté et enrichissait la conversation, alors que les fils et la mère buvaient tous ces échanges sans ébriété aucune. Il était si tard que tout le monde partit se coucher quand John prit congé, tous visiblement enchantés de ce moment inattendu.
Le lendemain, la mère voulut savoir ce qui avait provoqué le changement d’attitude du père, au delà de la connection évidente concernant le monde des arts. Elle appela son fils sur la terrasse au petit matin quand tous dormaient encore, sauf le bébé.
Maman, je lui ai dit que toute l’histoire était une affabulation, car je voulais faire mon intéressant et voir vos réactions face à des profils différents question moralité. John n’a jamais « dealé », ni volé, ni commis quelque infraction que ce soit. Il a rigolé et m’a dit de ne plus jamais recommencer. J’ai aussi montré à papa un article sur sa famille d’industriels bretons les Le Guen. Connaissant sa fierté et son besoin de visibilité sociale je crois que j’ai visé juste dit-il en riant. La mère le regardait, sceptique ; avait-elle compris ? Un long silence, comme une éternité de vide, le fils regardant ses chaussures, la mère aux mains tremblantes et intuitives de celle à qui une annonce serait bientôt faite.
- Mais pourquoi, toi qui ne mens jamais ?
- Maman, je l’aime. Ne m’en veux pas. Tu sais tout désormais.
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